"Le monde où l'on catche"

"Le monde où l'on catche"

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Blue Demon Junior.

Roland Barthes , extrait de Mythologie.

« La vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie. » (Baudelaire).

La vertu du catch. c’est d’être un spectacle excessif. On trouve là une emphase qui devait être celle des théâtres antiques. D’ailleurs le catch est un spectacle de plein air, car ce qui fait l’essentiel du cirque ou de l’arène. ce n’est pas le ciel (valeur romantique réservée aux fêtes mondaines), c’est le caractère dru et vertical de la nappe lumineuse: du fond même des salles parisiennes les plus encrassées. le catch participe à la nature des grands spectacles solaires. théâtre grec et courses de taureaux : ici et là, une lumière sans ombre élabore une émotion sans repli.

 ll y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble. Le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle. et il n’est pas plus ignoble d’assister à une représentation catchée de la Douleur qu’aux souffrances d’Arnolphe ou d’Andromaque. Bien sûr. il existe un faux catch qui se joue à grands frais avec les apparences inutiles d’un sport régulier; cela n’a aucun intérêt. Le vrai catch. dit improprement catch d’amateurs, se joue dans des salles de seconde zone, où le public s’accorde spontanément à la nature spectaculaire du combat. comme fait le public d’un cinéma de banlieue. Ces mêmes gens s’indignent ensuite de ce que le catch soit un sport truqué (ce qui, d’ailleurs, devrait lui enlever de son ignominie). Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non. et il a raison; il se confie à la première vertu du spectacle; qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence: ce qui lui importe. ce n’est pas ce qu’il croit. c’est ce qu’il voit.

Ce public sait très bien distinguer le catch de la boxe; il sait que la boxe est un sport janséniste, fondé sur la démonstration d’une excellence; on peut parier sur l’issue d’un combat de boxe: au catch. cela n’aurait aucun sens. Le match de boxe est une histoire qui se construit sous les yeux du spectateur; au catch. bien au contraire. c’est chaque moment qui est intelligible. non la durée. Le spectateur ne s’intéresse pas à la montée d’une fortune. il attend l’image momentanée de certaines passions. Le catch exige donc une lecture immédiate des sens juxtaposés, sans qu’il soit nécessaire de les lier. L’avenir rationnel du combat n’intéresse pas l’amateur de catch. alors qu’au contraire un match de boxe implique toujours une science du futur. Autrement dit, le catch est une somme de spectacles, dont aucun n’est une fonction: chaque moment impose la connaissance totale d’une passion qui surgit droite et seule. sans s’étendre jamais vers le couronnement d’une issue.

Ainsi la fonction du catcheur. ce n’est pas de gagner c’est d’accomplir exactement les gestes qu’on attend de lui. On dit que le judo contient une part secrète de symbolique; même dans l’efficience. il s’agit de gestes retenus. précis mais courts, dessinés juste mais d’un trait sans volume. Le catch au contraire propose des gestes excessifs, exploités jusqu’au paroxysme de leur signification. Dans le judo. un homme à terre y est a peine. il roule sur lui-même. il se dérobe. il esquive la défaite, ou. si elle est évidente. il sort immédiatement du jeu; dans le catch, un homme à terre y est exagérément. emplissant jusqu’au bout la vue des spectateurs, du spectacle intolérable de son impuissance.

Cette fonction d’emphase est bien la même que celle du théâtre antique. dont le ressort. la langue et les accessoires (masques et cothumes) concouraient à l’explication exagérément visible d’une Nécessité. Le geste du catcheur vaincu signifiant au monde une défaite que. loin de masquer. il accentue et tient à la façon d’un point d’orgue. correspond au masque antique chargé de signifier le ton tragique du spectacle. Au catch. comme sur les anciens théâtres, on n’a pas honte de sa douleur, on sait pleurer. on a le goût des larmes.

Chaque signe du catch est donc doué d’une clarté totale puisqu’il faut toujours tout comprendre sur-le—charnp. Dès que les adversaires sont sur le Ring, le public est investi par l’évidence des rôles. Comme au théâtre. chaque type physique exprime à l’excès l’emploi qui a été assigné au combattant. Thauvin, quinquagénaire obèse et croulant. dont l’espèce de hideur asexuée inspire toujours des surnoms féminins, étale dans sa chair les caractères de l’ignoble, car son rôle est de figurer ce qui. dans le concept classique du « salaud » (concept clef de tout combat de catch), se présente comme organiquement répugnant. La nausée volontairement inspirée par Thauvin va donc très loin dans l’ordre des signes: non seulement on se sert ici de la laideur pour signifier la bassesse, mais encore cette laideur est tout entière rassemblée dans une qualité particulièrement répulsive de la matière: l’affaissement blafard d’une viande morte (le public appelle Thauvin  » la barbaque « , en sorte que la condamnation passionnée de la foule ne s’élève plus hors de son jugement, mais bien de la zone la plus profonde de son humeur. On s’empoissera donc avec frénésie dans une image ultérieure de Thauvin toute conforme à son départ physique: ses actes répondront parfaitement à la viscosité essentielle de son personnage.

C’est donc le corps du catcheur qui est la première clef du combat. Je sais dès le début que tous les actes de Thauvin, ses trahisons, ses cruautés et ses lâchetés, ne décevront pas la première image qu’il me donne de Vignoble: je puis me reposer sur lui d’accomplir intelligemment et jusqu’au bout tous les gestes d’une certaine bassesse informe et de remplir ainsi à pleins bords l’image du salaud le plus répugnant qui soit: le salaud-pieuvre. Les catcheurs ont donc un physique aussi péremptoire que les personnages de la Comédie italienne, qui affichent par avance, dans leur costume et leurs attitudes. le contenu futur de leur rôle: de même que Pantalon ne peut être jamais qu’un cocu ridicule, Arlequin un valet astucieux et le Docteur un pédant imbécile, de même Thauvin ne sera jamais que le traître ignoble, Reinières (grand blond au corps mou et aux cheveux fous) l’image troublante de la passivité, Mazaud (petit coq arrogant) celle de la fatuité grotesque, et Orsano zazou féminisé apparu dès l’abord dans une robe de chambre bleu et rose) celle. doublement piquante, d’une o: salope » vindicative (car je ne pense pas que le public de l’Elysée-Montmartre suive Littré et prenne le mot « salope » pour un masculin).

Le physique des catcheurs institue donc un signe de base qui contient en germe tout le combat. Mais ce germe prolifère car c’est à chaque moment du combat, dans chaque situation nouvelle, que le corps du catcheur jette au public le divertissement merveilleux d’une humeur qui rejoint naturellement un geste. Les différentes lignes de signification s’éclairent les unes les autres, et forment le plus intelligible des spectacles. Le catch est comme une écriture diacritique: au-dessus de la signification fondamentale de son corps, le catcheur dispose des explications épisodiques mais toujours bien venues. aidant sans cesse à la lecture du combat par des gestes, des attitudes et des mimiques qui portent l’intention à son maximum d’évidence. Ici, le catcheur triomphe par un rictus ignoble lorsqu’il tient le bon sportif sous ses genoux; la, il adresse à la foule un sourire suffisant, annonciateur de la vengeance prochaine; là encore, immobilisé à terre, il frappe le sol a grands coups de ses bras pour signifier à tous la nature intolérable de sa situation; là enfin. il dresse un ensemble compliqué de signes destinés à faire comprendre qu’il incarne à bon droit l’image toujours divertissante du mauvais coucheur, fabulant intarissablement autour de son mécontentement.

3034202101_1_7_hazrftvmIl s’agit donc d’une véritable Comédie Humaine, où les nuances les plus sociales de la passion (fatuité, bon droit, cruauté raffinée, sens du « paiement») rencontrent toujours par bonheur le signe le plus clair qui puisse les recueillir, les exprimer et les porter triomphalement jusqu’aux cofins de la salle. On comprend qu’à ce degré. il n’importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même. Il n’y a pas plus un problème de vérité au catch qu’au théâtre. Ici comme la ce qu’on attend, c’est la figuration intelligible de situations morales ordinairement secrètes. Cet évidement de l’intériorité au profit de ses signes extérieurs. cet épuisement du contenu par la forme, c’est le principe même de l’art classique triomphant. Le catch est une pantomime immédiate, infiniment plus efficace que la pantomime théâtrale, car le geste du catcheur n’a besoin d’aucune fabulation, d’aucun décor, en un mot d’aucun transfert pour faire vrai.

Chaque moment du catch est donc comme une algèbre qui dévoile instantanément la relation d’une cause et de son effet figuré. Il y a certainement chez les amateurs de catch une sorte de plaisir intellectuel à voir fonctionner aussi parfaitement la mécanique morale: certains catcheurs, grands comédiens. divertissent à l’égal d’un personnage de Molière, parce qu’ils réussissent à imposer une lecture immédiate de leur intériorité: un catcheur du caractère arrogant et ridicule (comme on dit qu’Harpagon est un caractère), Armand Mazaud, met toujours la salle en joie par la rigueur mathématique de ses transcriptions, poussant le dessin de ses gestes jusqu’à l’extrême pointe de leur signification, et donnant à son combat l’espèce d’emportement et de précision d’une grande dispute scolastique, dont l’enjeu est à la fois le triomphe de l’orgueil et le souci formel de la vérité.

Ce qui est ainsi livré au public, c’est le grand spectacle de la Douleur, de la Défaite, et de la Justice. Le catch présente la douleur de l’homme avec toute l’amplification des masques tragiques: le catcheur qui souffre sous l’effet d’une prise réputée cruelle (un bras tordu, une jambe coincée) offre la figure excessive de la Souffrance; comme une Pietà primitive, il laisse regarder son visage exagérément déformé par une affliction intolérable. On comprend bien qu’au catch, la pudeur serait déplacée, étant contraire à l’ostentation volontaire du spectacle, à cette Exposition de la Douleur, qui est la finalité même » du combat. Aussi tous les actes générateurs de souffrances sont-ils particulièrement spectaculaires, comme le geste d’un prestidigitateur qui montre bien haut ses cartes: on ne comprendrait pas une douleur qui apparaîtrait sans cause intelligible; un geste secret effectivement cruel transgresserait les lois non écrites du catch et ne serait d’aucune efficacité sociologique, comme un geste fou ou parasite. Au contraire. la souffrance paraît infligée avec ampleur et conviction, car il faut que tout le monde constate non seulement que l’homme souffre. mais encore et surtout comprenne pourquoi il souffre. Ce que les catcheurs appellent une prise. c’est—à-dire une figure quelconque qui permet d’immobiliser indéfiniment l’adversaire et de le tenir à sa merci. a précisément pour fonction de préparer d’une façon conventionnelle. donc intelligible. le spectacle de la souffrance. d’installer méthodiquement les conditions de la souffrance: l’inertie du vaincu permet au vainqueur (momentané) de s’établir dans sa cruauté et de transmettre au public cette paresse terrifiante du tortionnaire qui est sûr de la suite de ses gestes: frotter rudement le museau de l’adversaire impuissant ou racler sa colonne vertébrale d’un poing profond et régulier. accomplir du moins la surface visuelle de ces gestes. le catch est le seul sport à donner une image aussi extérieure de la torture. Mais ici encore. seule l’image est dans le champ du jeu. et le spectateur ne souhaite pas la souffrance réelle du combattant. il goûte seulement la perfection d’une iconographie. Ce n’est pas vrai que le catch soit un spectacle sadique: c’est seulement un spectacle intelligible.

Il y a une autre figure encore plus spectaculaire que la prise. c’est la manchette. cette grande claque des avant-bras, ce coup de poing larvé dont on assomme la poitrine de l’adversaire. dans un bruit flasque et dans l’affaissement exagéré du corps vaincu. Dans la manchette. la catastrophe est portée à son maximum d’évidence, à tel point qu’à la limite. le geste n’apparaît plus que comme un symbole; c’est aller trop loin, c’est sortir des règles morales du catch. où tout signe doit être excessivement clair. mais ne doit pas laisser transparaître son intention de clarté; le public crie alors «Chiqué ». non parce qu’il regrette l’absence d’une souffrance effective. mais parce qu’il condamne l’artifice: comme au théâtre, on sort du jeu autant par excès de sincérité que par excès d’apprêt.

On a déjà dit tout le parti que les catcheurs tiraient d’un certain style physique. composé et exploité pour développer devant les yeux du public une image totale de la Défaite. La mollesse des grands corps blancs qui s’écroulent à terre d’une pièce ou s’effondrent dans les cordes en battant des bras, l’inertie des catcheurs massifs réfléchis pitoyablement par toutes les surfaces élastiques du Ring, rien ne peut signifier plus clairement et plus passionnément l’abaissement exemplaire du vaincu. Privée de tout ressort. la chair du catcheur n’est plus qu’une masse immonde répandue à terre et qui appelle tous les achamements et toutes les jubilations. Il y a là un paroxysme de signification à l’antique qui ne peut que rappeler le luxe d’intentions des triomphes latins. A d’autres moments. c’est encore une figure antique qui surgit de l’accouplement des catcheurs. celle du suppliant, de l’homme rendu à merci. plié. à genoux. les bras levés au-dessus de la tête. et lentement abaissé par la tension verticale du vainqueur. Au catch. contrairement au judo. la Défaite n’est pas un signe conventionnel. abandonné des qu’il est acquis: elle n’est pas une issue. mais bien au contraire une durée. une exposition. elle reprend les anciens mythes de la Souffrance et de l’Humiliation publiques: la croix et le pilori. Le catcheur est comme crucifié en pleine lumière. aux yeux de tous. J’ai entendu dire d’un catcheur étendu à terre: « Il est mon. le petit Jésus. là, en croix». et cette parole ironique découvrait les racines profondes d’un spectacle qui accomplit les gestes mêmes des plus anciennes purifications.

Mais ce que le catch est surtout chargé de mimer, c’est un concept purement moral: la justice. L’idée de paiement est essentielle au catch et le « Fais—le souffrir a» de la foule signifie avant tout un « Fais-le payer». ll s’agit donc. bien sûr. d’une justice immanente. Plus l’action du « salaud » est basse. plus le coup qui lui est justement rendu met le public en joie: si le traître – qui est naturellement un lâche — se réfugie derrière les cordes en arguant de son mauvais droit par une mimique effrontée. il y est impitoyablement rattrapé et la foule jubile à voir la règle violée au profit d’un châtiment mérité. Les catcheurs savent très bien flatter le pouvoir d’indignation du public en lui proposant la limite même du concept de Justice, cette zone extrême de l’affrontement où il suffit de sortir encore un peu plus de la règle pour ouvrir les portes d’un monde effréné. Pour un amateur de catch, rien n’est plus beau que la fureur vengeresse d’un combattant trahi qui se jette avec passion, non sur un adversaire heureux mais sur l’image cinglante de la déloyauté. Naturellement, c’est le mouvement de la Justice qui importe ici beaucoup plus que son contenu: le catch est avant tout une série quantitative de compensations (œil pour œil, dent pour dent). Ceci explique que les retournements de situations possèdent aux yeux des habitués du catch une sorte de beauté morale: ils en jouissent comme d’un épisode romanesque bien venu, et plus le contraste est grand entre la réussite d’un coup et le retour du sort, plus la fortune d’un combattant est proche de sa chute et plus le mimodrame est jugé satisfaisant. La Justice est donc le corps d’une transgression possible; c’est parce qu’il y a une Loi que le spectacle des passions qui la débordent a tout son prix.

On comprendra donc que sur cinq combats de catch, un seul environ soit régulier. Une fois de plus il faut entendre que la régularité est ici un emploi ou un genre, comme au théâtre: la règle ne constitue pas du tout une contrainte réelle, mais l’apparence conventionnelle de la régularité. Aussi, en fait, un combat régulier n’est rien d’autre qu’un combat exagérément poli : les combattants mettent du zèle, non de la rage à s’affronter, ils savent rester maîtres de leurs passions, ils ne s’acharnent pas sur le vaincu. ils s’arrêtent de combattre dès qu’on leur en donne l’ordre, et se saluent à l’issue d’un épisode particulièrement ardu où ils n’ont cependant pas cessé d’être loyaux l’un envers l’autre. ll faut naturellement lire que toutes ces actions polies sont signalées au public par les gestes les plus conventionnels de la loyauté: se serrer la main, lever les bras, s’éloigner ostensiblement d’une prise stérile qui nuirait à la perfection du combat.

 Inversement la déloyauté n’existe ici que par ses signes excessifs: donner un grand coup de pied au vaincu, se réfugier derrière les cordes en invoquant ostensiblement un droit purement fonnel. refuser de serrer la main à son partenaire avant ou après le combat, profiter de la pause officielle pour revenir en traître sur le dos de l’adversaire. lui donner un coup défendu hors du regard de Parbiue (coup qui n’a évidemment de valeur et d’emploi que parce qu’en fait la moitié de la salle peut le voir et s’en indigner). Le Mal étant le climat naturel du catch. le combat régulier prend surtout une valeur d’exception; l’usager s’en étonne. et le salue au passage comme un retour anachronique et un peu sentimental à la tradition sportive (« ils sont drôlement réguliers, ceux-là r»); il se sent tout d’un coup ému devant la bonté générale du monde. mais mourrait sans doute d’ennui et d’indifférence si les catcheurs ne retoumaient bien vite à l’orgie des mauvais sentiments, qui font seuls du bon catch.

Extrapolé. le catch régulier ne pourrait conduire qu’à la boxe ou au judo. alors que le catch véritable tient son originalité de tous les excès qui en font un spectacle et non un sport. La fin d’un match de boxe ou d’une rencontre de judo est sèche comme le point oonclusif d’une démonstration. Le rythme du catch est tout différent. car son sens naturel est celui de l’arnplifrcation rhétorique: l’emphase des passions, le renouvellement des paroxysmes, l’exaspération des répliques ne peuvent naturellement déboucher que dans la plus baroque des confusions. Certains combats. et des plus réussis. se couronnent d’un charivari final. sorte de fantasia effrénée où règlements. lois du genre. censure arbitrale et limites du Ring sont abolis. emportés dans un désordre triomphant qui déborde dans la salle et entraîne pèle-mêle les catcheurs. les soigneurs, l’arbitre et les spectateurs.

On a déjà noté qu’en Amérique le catch figure une sorte de combat mythologique entre le Bien et le Mal (de nature parapolitique, le mauvais catcheur étant toujours censé être un Rouge). Le catch français recouvre une tout autre héroïsation. d’ordre éthique et non plus politique. Ce que le public cherche ici. c’est la construction progressive d’une image éminemment morale: celle du salaud parfait. On vient au catch pour assister aux aventures renouvelées d’un grand premier rôle. personnage unique. permanent et multiforme comme Guignol ou Scapin, inventif en figures inattendues et pourtant toujours fidèle à son emploi. Le salaud se dévoile comme un caractère de Molière ou un portrait de La Bruyère. c’est-à—dire comme une entité classique, comme une essence, dont les actes ne sont que des épiphénomènes significatifs disposés dans le temps. Ce caractère stylisé n’appartient à aucune nation ni à aucun parti, et que le catcheur s’appelle Kuzchenko (surnommé Moustache à cause de Staline), Yerpazian. Gaspardi, Jo Vignola ou Nollières, l’usager ne lui suppose d’autre patrie que celle de la « régularité ».

Qu’est-ce donc qu’un salaud pour ce public composé. paraît-il. en partie d‘irréguliers? Essentiellement un instable, qui admet les règles seulement quand elles lui sont utiles et transgresse la continuité formelle des attitudes. C’est un homme imprévisible. donc asocial. ll se réfugie derrière la Loi quand il juge qu’elle lui est propice et la trahit quand cela lui est utile; tantôt il nie la limite formelle du Ring et continue de frapper un adversaire protégé légalement par les cordes, tantôt il rétablit cette limite et réclame la protection de ce qu’un instant avant il ne respectait pas. Cette inconséquence. bien plus que la trahison ou la cruauté. met le public hors de lui: froissé non dans sa morale mais dans sa logique. il considère la contradiction des arguments comme la plus ignoble des fautes. Le coup interdit ne devient irrégulier que lorsqu’il détruit un équilibre quantitatif et trouble le compte rigoureux des compensations; ce qui est condamné par le public. ce n’est nullement la transgression de pâles règles officielles. c’est le défaut de vengeance. c’est le défaut de pénalité. Aussi, rien de plus excitant pour la foule que le coup de pied emphatique donné à un salaud vaincu; la joie de punir est à son comble lorsqu’elle s’appuie sur une justification mathématique. le mépris est alors sans frein: il ne s’agit plus d’un « salaud» mais d’« une salope». geste oral de l’ultime dégradation.

Une finalité aussi précise exige que le catch soit exactement ce que le public en attend. Les catcheurs, hommes de grande expérience, savent parfaitement infléchir les épisodes spontanés du combat vers l’image que le public se fait des grands thèmes merveilleux de sa mythologie. Un catcheur peut irriter ou dégoûter, jamais il ne déçoit, car il accomplit toujours jusqu’au bout, par une solidification progressive des signes, ce que le public attend de lui. Au catch, rien n’existe que totalement, il n’y a aucun symbole, aucune allusion, tout est donné exhaustivement; ne laissant rien dans l’ombre. le geste coupe’ tous les sens parasites et présente cérémonialement au public une signification pure et pleine, ronde à la façon d’une Nature. Cette emphase n’est rien d’autre que l’image populaire et ancestrale de Pintelligibilité parfaite du réel. Ce qui est mimé par le catch, c’est donc une intelligence idéale des choses, c’est une euphorie des hommes, haussés pour un temps hors de l’ambiguïté constitutive des situations quotidiennes et installés dans la vision panoramique d’une Nature univoque, où les signes correspondraient enfin aux causes, sans obstacle, sans fuite et sans contradiction.

Lorsque le héros ou le salaud du drame, l’homme qui a été vu quelques minutes auparavant possédé par une fureur morale, grandi jusqu’à la taille d’une sorte de signe métaphysique, quitte la salle de catch, impassible, anonyme, une petite valise a la main et sa femme à son bras, nul ne peut douter que le catch détient le pouvoir de transmutation qui est propre au Spectacle et au Culte. Sur le Ring et au fond même de leur ignominie volontaire. les catcheurs restent des dieux, parce qu’ils sont. pour quelques instants. la clef qui ouvre la Nature, le geste pur qui sépare le Bien du Mal et dévoile la figure d’une Justice enfin intelligible. 

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