« Le mouvement, ce sixième sens »

« Le mouvement, ce sixième sens »

INTERVIEW

Les expériences en apesanteur d’Alain Berthoz, du Collège de France.


Alain Berthoz

Par Guitta PESSIS-PASTERNAK 

Article cité dans son intégralité et extrait du journal Libération
https://www.liberation.fr/sciences/1997/05/20/le-mouvement-ce-sixieme-sens-les-experiences-en-apesanteur-d-alain-berthoz-du-college-de-france_205125

Parmi les santons de Provence, il y a le «Ravi». C’est un peu le benêt, le bienheureux émerveillé. «Eh bien, je suis émerveillé», dit le professeur au Collège de France Alain Berthoz. Cet ingénieur, psychologue, neurophysiologiste, qui dirige le Laboratoire de physiologie de la perception et de l’action (Cnrs), a choisi la recherche pour élucider les mécanismes de la nature. Avec une curiosité toute particulière pour le cerveau et la perception, au coeur de son dernier ouvrage, le Sens du mouvement (1). Un cerveau qu’il voit tout autrement qu’un ordinateur calculant à toute vitesse à partir de multiples informations reçues des sens. Il le prend plutôt comme un prodigieux simulateur capable d’inventer des hypothèses qu’il projette sur le monde. La perception n’ayant alors rien d’un phénomène passif, mais au contraire, étant un processus dynamique, actif, effectuant une véritable sélection des événements de la vie. Le chercheur, qui tient à la «multidisciplinarité ­ c’est indispensable», combine «neurophysiologie, imagerie cérébrale, psychologie cognitive, modélisation». Ainsi, par tous ces «outils intellectuels et expérimentaux», veut-il «assiéger la nature»! Ayant étendu aux manips spatiales, en apesanteur, ses mesures de l’homme, il dit aujourd’hui «commencer à élucider les mécanismes du contrôle du regard, de l’équilibre, de la désorientation spatiale.» Là où l’apesanteur modifie considérablement l’environnement habituel, il est crucial de mesurer comment le corps réagit. «Nous comprenons que le mouvement est nécessaire à la connaissance du monde, que la perception est un processus actif, utilisant ce que nous avons appelé avec Jacques Droulez des « mémoires dynamiques».

Pas étonnant, Alain Berthoz trouve donc «qu’on attribue trop d’importance au langage au détriment de l’action, du corps sensible». Au point de rêver d’élaborer une théorie biologique du «sens du mouvement», qui tienne compte aussi des émotions et de leur signification sociale et culturelle. Comment le cerveau sait-il anticiper les conséquences de l’action? Alain Berthoz. Faust dit: «Au début était le Verbe», puis se corrige: «Au début était l’Action.» Les espèces qui ont remporté l’épreuve de la sélection naturelle sont celles qui ont su gagner quelques millisecondes pour capturer une proie, pour échapper à un prédateur. Chez l’homme, a donc été sélectionné un cerveau capable de prévoir les conséquences de l’action. Pour cela, il fait appel à sa mémoire. Un champion de ski ne traite pas en permanence les informations provenant de ses sens, ce serait trop long. Dans son esprit, il déroule la course, prévoyant l’état dans lequel devraient se trouver ses capteurs sensoriels et vérifiant que leur état correspond à sa prévision. L’évolution a fait du cerveau une machine biologique à prédire le futur: le chasseur qui tire sur un oiseau en vol doit deviner où il sera au moment où la balle l’atteindra. Il tire donc en avant de l’animal. De même pour attraper une balle de tennis. Le cerveau réussit à faire ces prédictions en cinquante millisecondes grâce à des astuces permettant de gagner du temps. Pour connaître la distance d’une balle qui s’approche ou freiner pour éviter, en voiture, la collision, il est inutile de calculer la distance: il suffit de mesurer la dilatation de l’image sur la rétine, donnant directement le temps jusqu’au contact. La nature a sélectionné des solutions originales. Pourquoi concevez-vous le cerveau comme un «simulateur»?

On dit souvent que le cerveau «représente» le monde. Ceci risque de conforter l’idée dualiste d’une séparation de l’âme et du corps, puisque la «représentation» évoque une image. Je préfère donc Merleau-Ponty disant: «J’ai par la perception la chose même, et non une représentation.» L’analogie entre le cerveau et un simulateur, quoique imparfaite, signifie que l’action se joue sur des modèles internes constitués par les réseaux neuronaux. Le cerveau fonctionne sur deux modes en parallèle: l’un prélevant les données des capteurs sensoriels et corrigeant les erreurs; l’autre fonctionnant grâce à des modèles internes de la réalité, faisant des hypothèses et prenant des décisions. L’hallucination et le rêve prouvent que le cerveau construit des actions virtuelles simulant l’action réelle.

La perception est-elle davantage que la somme des sensations?

Elle est construction multisensorielle: le «sens du mouvement» est un sixième sens résultant de la coopération entre plusieurs capteurs. Sur une échelle, je sens que je «tombe» si les capteurs de mes muscles, de ma vision, enregistrent une vitesse excessive, si les capteurs «vestibulaires» de mon oreille interne, en mesurant une rotation anormale de ma tête dans trois plans perpendiculaires, signalent ma chute. Le cerveau combine toutes ces sensations. Isolées, elles sont souvent ambiguës, pouvant provoquer des accidents lors du décollage des avions dans le brouillard par exemple, ou dans des situations où l’on dispose de peu d’informations sensorielles.

La perception se construit-elle par rapport à un but? Le cerveau sélectionne les capteurs utiles en fonction de l’action prévue: le plongeur, l’acrobate, le joueur de tennis n’utiliseront pas les mêmes combinaisons et changeront de sélection au cours de l’action. Le plongeur fait appel à tous ses sens pour régler son saut mais, une fois en l’air, n’utilise plus que la vision et les informations vestibulaires. La perception est une sélection active! Un crapaud qui aperçoit un objet mobile s’approchant de lui doit décider instantanément s’il s’agit d’un «prédateur» ou d’une «proie». En quelques dizaines de millisecondes, son cerveau doit produire un mouvement de fuite, dans le premier cas, d’orientation, dans le second. Un mécanisme neuronal remarquable sous-tend ce choix: certains neurones sont activés lorsque l’objet mobile est de grande taille et se dilate (vautour), ce qui déclenche la fuite. Mais si l’objet est allongé et se déplace dans le sens de sa plus grande longueur (ver de terre), alors, c’est la capture. La perception du crapaud est donc décision adaptée à un but: manger, ou éviter d’être mangé! Enfin, la perception est elle-même simulation de l’action. «Percevoir un fauteuil, disait le psychologue Janet, c’est s’imaginer le mouvement qu’il faudrait faire pour l’atteindre.» Nos expériences avec un robot mobile ont confirmé cette intuition. Nous possédons un «répertoire» de gestes prêts à être perçus.

Si la perception est une interprétation, donc subjective, la réalité est-elle alors différente pour chacun?

Certainement. Le cerveau est un générateur d’hypothèses qui projette sur le monde ses préperceptions. Un geste nous paraîtra «menaçant» ou «amical» suivant l’intention que nous attribuons à son auteur. L’imagerie cérébrale révèle d’ailleurs que les premiers neurones de relais visuel dans le cortex sont activés, même dans le noir, par des images venues de la mémoire. Cette influence venue des profondeurs du cerveau modifie l’interprétation d’un visage, d’un objet. Ainsi, suivant le passé de l’individu, ses idéologies, les idées qu’il a acquises, l’interprétation d’une même scène différera d’une personne à une autre. «On voit ce que l’on cherche.» Les Grecs avaient eu cette intuition: ils pensaient que le cerveau projetait un «feu» sur les objets.

Comment la fragmentation des sens est-elle surmontée afin de forger une perception cohérente du monde?

C’est un paradoxe inouï: le cerveau fragmente le monde en séparant couleur, forme, mouvement, etc. Néanmoins, nous avons l’impression d’être une seule personne, dans un monde unique. D’où vient cette cohérence? Peut-être les informations convergent-elles ­ comme le pensait Descartes ­ dans la glande pinéale, à la manière d’une symphonie constituée par la combinaison des sons des musiciens? Autre hypothèse: une «synchronie», une activation au même instant, cruciale pour réaliser cette unité. Des neurones situés dans diverses parties du cerveau, codant les différentes propriétés d’un objet, d’un lieu, sont en effet activés exactement au même moment. Phénomène qui se reproduirait des dizaines de fois par seconde. Le vertige, les illusions de sortie du corps, l’impression chez certains malades que leur bras ne leur appartient plus, etc., sont autant de témoignages montrant que cette cohérence peut être détruite. Après les nombreuses expériences spatiales que vous avez menées, quelle est, selon vous, l’action de la gravité?

Regardez-vous attentivement dans la glace: votre corps, votre visage sont asymétriques. Ce qui reflète la présence de cette «force collante» ­ la gravité ­, à laquelle tous les animaux se sont adaptés. Pour cela, chez les dinosaures, chez les poissons ou chez nous, est apparu, dans l’oreille interne, un capteur spécialisé ­ l’otolithe ­ qui détecte les translations de la tête et son inclinaison par rapport à la gravité. Or, pour les astronautes, elle est presque annulée. Les otolithes mesurent encore les translations, mais ne détectent plus l’inclinaison du corps. Et les objets qui, sur Terre, ont un poids n’ont plus, dans l’espace, qu’une masse. Le cerveau doit donc réorganiser la perception de l’orientation du corps et des forces. Nos travaux montrent que la gravité joue un rôle essentiel, dans la coordination des gestes, la perception du corps, des formes visuelles, du temps mis par le cerveau pour trouver des solutions afin de s’adapter à son absence. Y parvient-il bien? C’est justement l’objet de nos expériences, de le mesurer. L’été prochain, à bord de la station russe Mir, dans le cadre d’un vol du Cnes (agence française de l’espace), nous allons étudier comment la perception des visages, du temps et des symétries de formes est modifiée. En 1998, avec le vol Neurolab, une série de trente expériences inédites, proposées par des laboratoires du monde entier, va explorer l’adaptation du système nerveux: depuis le comportement des cellules, le développement du système nerveux jusqu’à la perception.

Quelle est votre contribution personnelle à ce vol?
L’une des expériences consistera à attraper une balle lancée par un appareil utilisé par les joueurs de tennis. Sur terre, le cerveau n’attend pas, pour attraper une balle qui tombe, que celle-ci touche la main. Il prédit son impact grâce à des modèles internes de la mécanique newtonienne. Or, en microgravité, ce mouvement n’étant plus accéléré, le cerveau devra réorganiser ses modèles. Il est intéressant d’observer comment il le fera et comment, après un long vol, il se réadaptera à la gravité terrestre.

(1) Ed. Odile Jacob, 1997. 

Guitta PESSIS-PASTERNAK

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